Si les réseaux hyperstimulent malencontreusement les footballeurs, la lecture les apaise
- xavierblanc

- 17 août
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Dernière mise à jour : 16 sept.

Le football constitue aujourd’hui l’un des terrains privilégiés de la société numérique. Les réseaux sociaux offrent à ce sport, à ses acteurs et à ses communautés, une interconnectivité directe et une visibilité sans précédent. Ils permettent d’interagir sans frein en commentant, en informant, en regardant, en partageant, en discutant, en admirant et en critiquant. La diversité et l’importance de ses communautés interrogent sur le pouvoir de séduction de ces plateformes. Comme premier indice explicatif, Bruno Patino nous informe dans La civilisation du poisson rouge : petit traité sur le marché de l’attention [1], que les réseaux sociaux reposent « sur une logique économique de captation attentionnelle qui transforme l’utilisateur en « produit » et son temps en ressource marchande ».

Patino illustre cette captation par la métaphore du « poisson rouge », dont la mémoire serait limitée à huit secondes, à l’exemple de la touchante et inoubliable Dory. Selon lui, l’attention moyenne des individus connectés se rapprocherait désormais de cette temporalité. Cette attention devient fragmentée, volatile et sans profondeur. Le flux continu des notifications, des vidéos courtes et des « likes » pousse le cerveau à s’adapter à un mode de consommation rapide, où chaque information est aussitôt remplacée par une autre.
Ce phénomène est étroitement lié au fonctionnement du système de récompense dopaminergique. Chaque notification, chaque nouveau contenu agit comme un micro-stimulus qui libère de la dopamine, neurotransmetteur associé au plaisir anticipé et à la motivation [2]. Or, cette succession de micro-gratifications enferme l’utilisateur dans une boucle de dépendance puisqu’il revient sans cesse chercher le prochain signal, incapable de tolérer l’ennui ou le silence.
Ce mécanisme engendre un état de fébrilité nerveuse. La stimulation répétée active en continu le cortex préfrontal et les circuits de l’attention, ce qui maintient le cerveau en alerte permanente. Au lieu d’alterner entre des phases de vigilance et des phases de récupération, nécessaires à la consolidation de la mémoire et au repos cognitif, le cerveau reste en surchauffe. Cette hyperactivation empêche l’installation de véritables temps de repos, réduit la profondeur du sommeil, et favorise une fatigue mentale chronique. À long terme, cette fébrilité nerveuse augmente la vulnérabilité au stress, provoque une irritabilité accrue et affaiblit les capacités de concentration.
Sur le plan scientifique, il est désormais bien établi que le cerveau ne « s’éteint » jamais totalement. Même durant le sommeil, il traverse différentes phases, dont certaines, comme le sommeil lent profond, sont essentielles à la récupération synaptique et à l’élimination des déchets neurotoxiques par le système glymphatique [3]. Or, la surstimulation induite par les écrans et les réseaux sociaux perturbe ce processus. L’hyperactivation du cortex préfrontal et du système limbique se prolonge jusque dans le sommeil, générant des micro-éveils et une fragmentation des cycles. De plus, l’exposition à la lumière bleue retarde la sécrétion de mélatonine et désorganise l’architecture circadienne [4]. En conséquence, le cerveau n’entre pas pleinement dans les phases de sommeil profond réparateur et reste en état d’alerte, comme si une partie de lui continuait à « scroller » durant la nuit.
Ce déficit de récupération altère la plasticité synaptique, réduit l’efficacité de la mémoire de travail et affaiblit la consolidation mnésique, autant de fonctions cruciales pour l’apprentissage moteur et la prise de décision rapide dans le football. Autrement dit, même lorsque le joueur pense se reposer, son cerveau reste partiellement activé, incapable de se régénérer pleinement. La fatigue cognitive s’accumule ainsi jour après jour, avec un impact direct sur la lucidité, la gestion émotionnelle et la performance sportive.
Au-delà de cette fébrilité, les algorithmes des réseaux sociaux exercent un effet délétère plus profond encore sur le développement du cerveau et nos facultés de raisonnement. En proposant des contenus calibrés pour maximiser notre engagement, ils orientent nos choix, conditionnent nos préférences et influencent notre manière de penser. Sur le plan neuroscientifique, ils exploitent directement la plasticité synaptique. Le cerveau, hautement malléable, renforce les connexions neuronales associées aux comportements répétés. Ainsi, l’exposition répétée aux logiques binaires des plateformes, que sont cliquer, liker, partager, favorise des automatismes au détriment de processus cognitifs complexes.
Le cortex préfrontal, siège du raisonnement critique, de la planification et de la prise de décision, est particulièrement vulnérable à cette stimulation constante. Au lieu d’être mobilisé pour des tâches de haut niveau, il se retrouve saturé par la gestion de micro-stimuli, ce qui entraîne une réduction de la flexibilité cognitive et une difficulté à maintenir une attention soutenue [5]. Par ailleurs, les circuits du striatum, impliqués dans la recherche de récompenses immédiates, deviennent suractivés, ce qui accroît la dépendance et diminue la capacité à différer une gratification.
Chez les plus jeunes, dont le cerveau est encore en développement, cette exposition façonne durablement les circuits neuronaux. Comme l’a montré Manfred Spitzer [6], l’hyperstimulation numérique peut perturber la maturation des réseaux frontaux et altérer les capacités d’apprentissage, de mémoire de travail et de régulation émotionnelle. En enfermant les individus dans des bulles informationnelles [7], les algorithmes ne se contentent pas de proposer du contenu. Ils finissent par modéliser nos manières de penser, orientant subtilement nos jugements et nos décisions.
Pour les footballeurs, dont la performance repose sur la lucidité décisionnelle et la capacité à analyser rapidement des situations complexes, cette réduction de la flexibilité cognitive est particulièrement préoccupante. Elle peut limiter la créativité sur le terrain, ralentir la prise de décision en contexte de jeu et affaiblir la capacité d’adaptation stratégique.
Dans ce contexte, la lecture constitue une pratique régulatrice et thérapeutique. Contrairement à la consommation fragmentée des contenus numériques, l’expérience de lecture engage des circuits neuronaux qui favorisent la concentration prolongée et l’immersion [8]. Elle induit un ralentissement attentionnel qui contrebalance la logique des 8 secondes du poisson rouge. Sur le plan neurophysiologique, la lecture stimule le cortex préfrontal impliqué dans le contrôle exécutif, tout en activant des processus de visualisation et de narration qui apaisent le système nerveux autonome [9].
En réhabilitant des temps de silence, de continuité et de réflexion, la lecture favorise la régénération des ressources attentionnelles et réduit le stress induit par la boucle dopaminergique des réseaux. Elle pourrait ainsi être intégrée comme outil de récupération psychologique et de régénération nerveuse dans les routines des footballeurs, au même titre que la nutrition, le sommeil ou les étirements.
En somme, face à une captation numérique qui fragmente l’attention en segments de 8 secondes et qui aliène le repos par la répétition incessante de micro-récompenses, la lecture apparaît comme une pratique d’« hygiène attentionnelle ». Elle permet non seulement de préserver la santé cognitive et émotionnelle des sportifs, mais également d’optimiser leur performance en leur redonnant la possibilité de se concentrer pleinement sur le jeu.
[1] B., Patino, La civilisation du poisson rouge : Petit traité sur le marché de l’attention. Grasset. 2019.
[2] K. C., Berridge et T. E. Robinson, "Liking, wanting, and the incentive-sensitization theory of addiction." American Psychologist, 71(8), 670–679. 2016.
[3] L., Xie, et al. "Sleep drives metabolite clearance from the adult brain." Science, 342(6156), 373–377. 2013.
[4] C., Cajochen, "Alerting effects of light." Sleep Medicine Reviews, 11(6), 453–464. 2007.
[5] J. M., Fuster, The Prefrontal Cortex. Academic Press. 2008.
[6] M., Spitzer, Digitale Demenz : Comment nous privons nos enfants et nous-mêmes de nos capacités. Laffont. 2012.
[7] E., Pariser, The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You. Penguin. 2011.
[8] S., Dehaene, Les neurones de la lecture. Odile Jacob. 2007.
[9] N., Carr, Internet rend-il bête ? Robert Laffont. 2011.





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