Le manque de « cœur à l’ouvrage » ; le symptôme d’un « burn-in » footballistique
- xavierblanc

- 10 avr.
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 sept.

C’est le printemps européen ! La sève verdit les arbres comme pour rappeler que les rectangles verts délivreront bientôt leur verdict. Ce réveil langoureux de la nature contraste avec la tension et l’excitation montantes qui annoncent le dénouement des championnats et des coupes.

Pour sortir gagnant de ces Money Times, afin d'obtenir un titre, une qualification, d’éviter la relégation, de valoriser des jeunes ou de jouer une montée, les équipes jettent leurs dernières forces dans des matchs couperets. Or, ces moments décisifs surviennent après de longs mois usants de compétition. La plupart des joueurs abordent donc ces phases finales en serrant les dents, faute « de jarrets » en forme, comme disaient les anciens. Lessivés, ils jouent sur leurs dernières réserves. Pour beaucoup, l'idée n'est plus d'être en forme, mais le moins en méforme, ce qui peut être mesuré par un manque de « coeur à l'ouvrage ».
Le « cœur à l’ouvrage » footballistique !?
Si le mot « ouvrage » se comprend in casu comme le football, le « cœur » demande de la précision sémantique. Au sens propre, c’est l’organe qui, en pulsant notre sang, nous oxygène, nous répare et nous alimente. Au sens figuré, il occupe une place centrale pour raconter notre humanité depuis les temps les plus éloignés. Par exemple, en Égypte ancienne, le « cœur » représentait l'essence de la vie, car les momies conservaient leur cœur, première partie de l'Homme à vivre, dernière à mourir. Il évoque aujourd’hui le centre de la « vie » en symbolisant l’amour ainsi que la bienveillance et la générosité. Sportivement, il s’assimile à la motivation intrinsèque de jouer. Dans cette perspective, le « coeur » reflète le niveau d’énergie qui module l’implication des joueurs. Ce niveau d’énergie résulte de notre vitalité, qui s’alimente notamment de nos émotions, qui nous mettent en mouvement.
Mais les racines de cette vitalité restent bien mystérieuses. C’est ce qui explique certainement qu’elle fait l’office de nombreuses (in)certitudes et croyances religieuses et est l’objet de toute philosophie ontologique. Si j’évoque l’essentialisme de ce « cœur », il ne m’appartient pas d’en discuter. Par contre, ma responsabilité de préparateur physique footballistique (PPF) est d’y apporter toute mon attention parce que l’on comprend bien que cette énergie vitale détermine la consistance des joueurs. Je remercie donc François Cheng pour son explication générique de la Chose.
« La vie n’est-elle pas ce corps vivant qui fonctionne tout naturellement, tout seul, sans que rien d’autre ait à intervenir ? Cela semble évident. À y regarder de plus près toutefois, force-nous est de constater que ce corps vivant est constamment animé, c’est-à-dire qu’en lui quelque chose anime. Ce que les Anciens désignent par le binôme animus-anima. À la question…Dans l’ordre vital qu’est-ce qui est capable d’animer?
La réponse que donnent toutes les pensées est invariable: le Souffle de vie. La pensée indienne le nomme Aum, la pensée chinoise Qi, la pensée hébraïque Ruah, la pensée arabe Rûh, et la pensée grecque Pneuma. En chaque être particulier, l’animus est régi par l’anima. Cette dernière est la marque de son unité et de son unicité. Là encore, toutes les pensées traditionnelles lui donnent un nom particulier désignant une entité identique : l’Âme – un mot qui dérive, rappelons-le, du latin anima, lequel désigne justement le souffle vital.» [1].
Le « burn-in » footballistique !?
Pour saisir opérationnellement la vitalité footballistique, j’utilise le concept d’alacrité, qui est un « état de vigueur et de vitalité corporelle, souvent mêlé de bonne humeur et d’entrain ». Son absence se remarque lorsque son équipe ne rit plus et ne se chambre plus. Elle en devient indolente, sombre, exsangue, molle et nonchalante comme les sons pesants, sourds, lourds, diffus de ses frappes de ballon nous l’indiquent. Elle accepte la défaite de plus en plus facilement et la subit avec fatalisme. Elle est aussi paradoxalement fébrile pour cause de nerfs à vifs. Bref, ce type d’équipe n’a plus d'(en)vie par manque de « cœur », car en survie.
Son équipe est alors simplement fatiguée. Cette fatigue s'assimile à une « pièce de monnaie énergétique footballistique » que l'avers (face) et le revers (pile) subdivisent en aigüe et chronique. L’aiguë apparaît immédiatement après un exercice intense et se manifeste par une diminution temporaire des performances et des douleurs musculaires. Elle disparaît généralement après un repos approprié. La chronique survient après une surcharge d’effort sans récupération suffisante, ce qui entraîne inexorablement à ce que l’on dénomme une situation de surentraînement. Ce concept est mal nommé puisqu’il donne le sentiment que la problématique de la fatigue ne concerne que les entraînements.
Or, cette situation correspond à un état général de « burn-in ». Cela désigne un état dans lequel un individu est soumis à une charge de travail trop élevée sur une période prolongée. C’est une phase où le joueur continue de performer, parfois à un niveau élevé, mais avec des signaux d’alerte qui, s’ils ne sont pas pris en compte, peuvent mener à un « burn-out », soit la situation lors de laquelle le corps s’arrête soudainement de fonctionner en se mettant brutalement en off parce que quand il n’y a plus rien à brûler… et bien… la flamme s’éteint.
Les signaux physiques d’un « burn-in » sont une fatigue persistante, même après du repos, une diminution des performances sportives, plus particulièrement des valeurs de la montée de la puissance musculaire (ce que le football dénomme l'explosivité), des douleurs musculaires prolongées, une fréquence cardiaque élevée au repos ou anormalement basse, un système immunitaire affaibli avec pour conséquences des maladies plus fréquentes et des troubles du sommeil. Ses symptômes mentaux et émotionnels sont des pertes de motivation et de plaisir, une irritabilité, une anxiété ou une dépression, de la difficulté de concentration et des sensations de stress ou de frustration accrues. Le problème, c’est que lorsque son équipe est engluée dans cette nasse énergétique, il est très difficile de l’en extirper par manque de ressorts et de temps.
Ce qu’il s’agit de saisir ici, comme annoncé ci-avant, c’est qu’une situation de « burn-in » n’implique pas automatiquement des contre-performances physiques. En revanche, pour maintenir son niveau de performativité, elle demande une surmobilisation énergétique en puisant toujours plus dans les réserves. Autrement dit, les joueurs creusent par la fatigue de plus en plus largement et profondément leur tombe énergétique footballistique. Dans ce cadre, le rôle du PPF n’est pas d’éviter que les joueurs y tombent, mais plus fondamentalement d’éviter que ces tombes soient creusées.
Préserver la forme plutôt que nourrir la méforme !
Après une défaite, on entend toujours la même ritournelle contrite. « Notre défaite s’explique parce que nous n’étions pas concentrés, concernés et suffisamment mobilisés alors que le coach nous avait prévenus de l’intensité de ce match. Je ne comprends pas, car nous l’avions très bien préparé pendant la semaine. Mais c’est notre faute ! C’est nous qui jouons. Donc, à nous de corriger cela en nous remettant au travail, en faisant plus d’efforts ».
Physiquement, sur la base du mantra « No Pain, No Gain », faire plus d’efforts d’entraînement signifie trop souvent solliciter métaboliquement encore plus les équipes pour espérer retrouver ou maintenir leur forme ou les « réveiller ». Si cela a le désavantage de fatiguer davantage leur équipe, donc d’entraîner leur méforme, cela a l’avantage de disculper de toute faute programmatique en cas d’échec. Mais cela dégoûte les joueurs du physique footballistique parce qu’il devient punitif, donc répulsif.
Pour préciser ce propos, je pars du principe que les joueurs en veulent toujours, sauf en cas d’entraînement qui ne leur convienne pas ou qu’ils ne comprennent pas, mais qu’ils ne peuvent pas toujours. D’une part parce qu’ils n’ont plus de « coeur » à le faire et, d’autre part, par protection de celui qui leur reste. C’est ce qui explique que les joueurs gèrent à la baisse leur intensité d'entraînement. Cela peut se comprendre comme un manque d’envie, d’implication, d’investissement, mais aussi le signe qu’ils font au mieux avec ce qu’ils ont dans les chaussettes [2].
Certains clubs préviennent cette situation, qui est considérée comme inexorable vu les coûts énergétiques que les calendriers footballistiques imposent, en injectant régulièrement de nouveaux joueurs pour « oxygéner » leur équipe. Ce mot d’oxygénation décrit bien la situation pour ceux qui veulent bien l’entendre, donc le penser. Néanmoins, cette stratégie fragilise le devenir d’une équipe puisqu’elle a pour effet de devoir perpétuellement reconstruire son fond de jeu. C’est aussi un pari risqué dans le sens que chaque transfert ne se révèle pas automatiquement une bonne pioche. Pour d’autres, la meilleure stratégie consiste à tout faire pour que son équipe ne tombe pas dans cette problématique énergétique.
Dans cette stratégie et selon les principes d’efficience et de pertinence qu’il vaut mieux prévenir que guérir, le PPF doit avant tout veiller à ce que les joueurs aient toujours l’envie, la détermination et la flamme qui allument et illuminent leurs gestuelles footballistiques. Cette obligation nous révèle que la préparation physique footballistique, c’est beaucoup plus que faire-faire de simples efforts métaboliques, en exigeant du PPF qu'il réfléchisse à une véritable stratégie de préservation de la forme de l'équipe qu'il suit.
En faire moins à court terme, pour en obtenir plus à moyen terme !
Dans le cadre de ma mission de PPF, donc dans l’espace d’intervention sur lequel je peux agir en toute assertivité, ma stratégie métabolique est de prévenir la perte de ce « cœur à l’ouvrage » en appliquant le principe « d’une surcompensation modérée constante ».
Le principe fondamental de l'entraînement physique est de déséquilibrer l'homéostasie corporelle afin que le corps réagisse en se rééquilibrant à un niveau supérieur selon le modèle de surcompensation. Ce processus, induit par divers stimuli neuromusculaires et métaboliques, doit être constamment répété afin que les adaptations physiques désirées d’aiguës deviennent chroniques. Dans ce cadre, le modèle de « surcompensation modérée constante » stimule, selon le principe de sobriété, de 90% à 95 % des capacités physiques des joueurs à 100% d'intensité.
Si les adaptations souhaitées sont obtenues moins rapidement, les joueurs récupéreront toutefois mieux des séances. Ces 5% à 10% de réserve énergétique permettent de garder le cap d’une progression régulière ou d’un maintien de l’état de forme des joueurs en donnant la possibilité de corriger sans dommage des erreurs de calibrage des charges d’entraînement. Les PPFs parviennent ainsi à éviter des crashs énergétiques que les joueurs mettront très longtemps à récupérer, parce qu'ils auront alors un problème de régénération, ou encore seront victimes de blessures causées par des surplus de fatigue.
Cette stratégie est sportivement pertinente. En effet, il vaut mieux qu'une équipe soit compétitive chaque semaine à 90%-95% de son énergie vitale disponible plutôt qu’elle réalise un match à 100%, ce qu’elle va « payer » en faisant les 3 et 4 suivants à 80% de ses capacités réelles. Les « petites équipes » qui surperforment en Coupe, connaissent particulièrement bien cette situation lors de la poursuite de leur championnat.
Ce principe de « surcompensation modérée constante » n’est pas synonyme de désentraînement ou de sous-entraînement [3], mais de déplacement positif et régulier des limites des joueurs. Cela serait le cas si les joueurs s’entraînaient moins de trois fois par semaine à des intensités inférieures à 70% de leur puissance maximale aérobie, et si les entraînements de la montée de la puissance musculaire étaient espacés de plus de deux semaines. Dans ce cadre, il est à noter d’une part que c’est la qualité de la souplesse qui souffre le plus d’une baisse d’entraînement et, d’autre part, que c’est l’endurance qui en souffre le moins [4].
Conclusion
Si pour préserver « le coeur à l'ouvrage » d'une équipe, je me suis concentré sur le modèle « de surcompensation modérée constante », c’est que c’est plus qu’un simple outil de gestion opérationnelle des charges. C’est une philosophie d’intervention qui limite la poursuite absolue et excessive de la performativité physique footballistique en respect du diction populaire « si tu veux bien jouer longtemps, ménage d’abord tes joueurs ». Ce modèle a aussi le grand avantage d’installer une dynamique collective entraînante à s’entraîner qualitativement physiquement plus haut, mais moins, soit tout simplement en cultivant la qualité de la gestuelle footballistique sous toutes ses formes.
Cela participe aussi à dépasser le paradigme passéiste, mais toujours (très) bien vivant, que le physique footballistique est un coût à payer, ou un mal nécessaire, qu’il s’agit de régler, pour passer au vrai football, par des préparations physiques volumineuses. L'autre paradigme consiste à accepter que le physique est le football dans le sens qu’il en est une composante dont l'entraînement permet systémiquement au talent footballistique de s’exprimer avec tout son coeur en consistance.
[1] François Cheng, De l'âme, sept lettres à une amie, Editeur LGF Livre de Poche, 2018.
[2] Sur l'exemple du cercle vicieux bureaucratique cher à Michel Crozier, plus on intensifie l'entraînement, plus les joueurs s'en protègent, ce qui implique d'augmenter encore plus l'intensité des entraînements, ce qui a pour conséquence que les joueurs jouent encore moins le jeu et ainsi de suite... Michel Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Edition Seuil, 1971.
[3] Anne-Laure Morigny et Christophe Keller, La prophylaxie en sport de haut niveau, expériences de terrain, Editions Savoirs d’Experts, INSEP, 2019.
[4] W. Larry Kenney, Jack H. Wilmore, David L. Costill, Physiologie du sport et de l’exercice, 5e édition, Editions de Boeck Université, 2013. pp. 309-315





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