Jean-Pierre Egger où l'excellence de Soi !
- xavierblanc
- il y a 3 jours
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Dernière mise à jour : il y a 1 jour

Le 29 juillet 2025 dernier, Jean-Pierre nous a dit au revoir. J’avoue que depuis ce jour, je trouve que le sport est tout simplement devenu moins beau, à l’instar certainement des milliers d’entraîneurs qu’il a formés et conseillés. À ce titre, je n’ai pas plus de légitimité qu’un de mes collègues pour écrire ce texte. Mais je m’y autorise parce que nous partagions certaines valeurs, ce qui peut expliquer l’insigne honneur qu’il m’a fait d’écrire la Préface du Guide méthodologique de Vitruve-Football.
Il y convoque en titre la phrase de Philippe Néricault, « La critique est aisée, mais l’art est difficile ». Lorsqu’il m’en a informé, il s’est presque excusé de son choix par souci que je le prenne pour moi vu mes propos disruptifs. Non seulement ce n’était pas le cas, mais cela nous a donné l’occasion de discuter du statut et de la signification de la critique dans l’entraînement sportif. Nous avons convenu que si la critique est possiblement facile, ici dans le sens de gratuite, soit sans fondement et désobligeante, il est du devoir de tous ceux qui la pratique de l’exécuter selon les règles de son art pour lui donner ses titres de noblesse, c’est-à-dire qu’elle serve au savoir de tous. Dans cette perspective, la vraie critique est consubstantielle à l’entraînement physique footballistique, car il n’y a pas de Vérité immanente dans le domaine. Il revient donc aux acteurs de cet écosystème de réfléchir à la Chose pour la faire avancer pour le bénéfice des sportifs entraînés.
Cela signifie que toutes les personnes qui se prêtent à l’exercice de la pensée critique et qui se veulent crédible doivent étayer leurs arguments, sinon leurs expertises ne sont que des opinions péremptoires. Bien entendu, elles doivent aussi accepter que leurs propos soient à leur tour discutés. Ce jeu d’argument et de contre-argument, autrement dit de la remise en question permanente selon un processus de désadaptation – d’adaptation comme aurait dit Jean-Pierre, a pour but de nous faire grandir mutuellement en nous désentravant de nos chaînes, ou de la pensée conditionnée, comme nous incitait à le faire Rosa Luxemburg. Dans ce contexte, le pédagogue Jean-Pierre prônait que notre force mutuelle, ou notre vivre ensemble, se nourrit du partage et du débat, ce qui nous exempte de nous battre. Dans cet esprit, cet écrit lui rend hommage par la critique, ce qui me permet égoïstement de me remémorer la chaleur douce de sa voix matinée d’un subtil accent neuchâtelois, voire très légèrement et lointainement suisse alémanique.
De là où il est, il est fort possible que Jean-Pierre accueille cette réflexion en se disant… où veut-il encore en venir ? Mais, je suis néanmoins certain qu’il en prendra connaissance avec intérêt, ouverture d’esprit, sans préjugé et même avec amusement ainsi que tendresse pour ma prise de tête de préparateur physique footballistique (PPF).
Quel type de limite pour quel type d’entraînement ?
Pour répondre à cette question, je convoque la phrase de Jean-Pierre « Dans la surcharge, on ne déplace pas ses limites, on les dépasse » pour la discuter par la phrase « les limites sont indépassables parce qu’on peut les déplacer ». Certains peuvent considérer que c’est un verbiage inutile. Pourtant, ces deux phrases impliquent en creux des entraînements complètement différents. La question est alors de savoir quelle phrase correspond à quelle philosophie ou à quel type d’entraînement, sachant que cela a des conséquences directes sur le contenu des séances, notamment pour le calibrage de leurs charges.
Echanger, discuter, argumenter, dialoguer impliquent de partager la même définition des mots pour que l’on se comprenne bien. Se pose alors la question ici de l’étymologie du mot « limite » parce qu’elle donne le sens ainsi que la tonalité des deux phrases en discussion.
« La limite » trouve son origine dans le latin « limes, limitis, » qui désignait d’abord un « chemin bordant un champ », puis, par extension, une « borne », une « frontière » ou encore une « frontière fortifiée ». De cette acception initialement topographique découle un double mouvement sémantique. Le « limes » marque non seulement la séparation, mais il implique également l’idée de passage, car une frontière peut être franchie. Dès le XIIᵉ siècle, en ancien français, le mot « limite » s’est ainsi spécialisé pour désigner une borne matérielle et, plus largement, toute forme de frontière.
Le concept de « limite » se déploie aujourd’hui dans plusieurs directions. Au sens concret, il désigne donc la frontière géographique ou encore la borne matérielle qui délimite un espace. Au sens abstrait, il renvoie aux bornes naturelles ou conceptuelles qui fixent l’étendue d’une chose, comme les limites de la connaissance humaine. « La limite » peut également désigner un seuil, maximal ou minimal, que l’on ne peut dépasser, par exemple la limite des forces physiques d’un individu, ou encore un cadre normatif qui définit ce qui est permis ou interdit, comme dans le cas de l’éducation où l’on « fixe des limites » à un enfant.
Sur le plan philosophique, la notion de « limite » occupe une place centrale. En ontologie, elle définit l’être. Toute réalité est ce qu’elle est précisément en se distinguant de ce qu’elle n’est pas, par un processus de délimitation. En éthique, « la limite » apparaît comme un cadre garant de la liberté elle-même. En métaphysique, la réflexion sur « la limite » se cristallise dans la tension entre l’illimité, l’apeiron d’Anaximandre et la limite, le peras, qui donne forme et consistance aux choses. Cette thématique traverse la pensée grecque en s’incarnant dans la notion d’hubris, la démesure. Le dépassement des limites humaines y est interprété comme une transgression conduisant inévitablement à la chute.
Dans ce cadre, la phrase « Dans la surcharge, on ne déplace pas ses limites : on les dépasse » illustre une conception de l’entraînement où le sportif s’expose volontairement à une charge supérieure à sa capacité. Le but est de provoquer, après une phase de récupération anabolique, une adaptation physiologique supérieure à la capacité de départ. Quant à la phrase, « Les limites sont indépassables parce qu’on peut les déplacer », elle a pour fondement le fait qu’entraîner en surcharge est en réalité conceptuellement impossible, puisque le sportif ne peut pas donner plus que ses 100% du moment.
La vision de la première phrase convient particulièrement aux disciplines individuelles, où le sportif est par définition engagé à 100% à tout moment et en tout lieu dans une quête absolue de soi, ou de son excellence, en tentant de dépasser toujours plus loin son horizon de performance. Le coureur de fond, l’haltérophile, le nageur ou le gymnaste incarnent ce paradigme. Par la surcharge, ils transcendent « leur limite ».
Pour sa part, la seconde phrase implique que le sportif a la sensation de se donner à 100% même si dans la réalité objective, cela n’est pas le cas. L’enjeu de l’entraînement physique est alors d’atteindre ces 100% réels. Cette approche trouve une pertinence particulière dans les sports collectifs. En effet, un PPF n’a pas pour mission d’inciter le footballeur à franchir ses limites, mais plus basiquement de le convaincre de les atteindre, car il exploite très rarement son plein potentiel. C’est ainsi que s’explique, le leitmotiv récurrent des entraîneurs qui annoncent que leur équipe devra jouer à 120% pour se qualifier. Ceci pour essayer d’amener leur équipe à 100% de réalisation de son potentiel. En effet, si la plupart du temps les joueurs ont l’impression en toute honnêteté d’être à leur 100%, en réalité, ils sont plutôt, selon ma perception, systématiquement à plus ou moins 80% - 90%. Dans ce cas, l’accent n’est plus mis sur le dépassement héroïque, mais sur la réalisation méthodique et collective d’un potentiel en latence.
En définitive, ces deux phrases, qui paraissent s’opposer, traduisent en réalité deux manières de penser l’humain dans l’entraînement sportif. Dire que l’on « dépasse ses limites » suppose une vision héroïque de l’existence. L’Homme serait capable, par la force de sa volonté et l’épreuve de la souffrance, de transcender la finitude qui lui est imposée. C’est la logique de l’ascèse. Cette conception, propre au sport individuel, donne au champion une figure quasi mystique, tendue vers l’infini, mais toujours menacée par le prix de ce dépassement.
Quant à affirmer que « les limites sont indépassables parce qu’on peut les déplacer », cela revient en fait à réhabiliter la finitude comme horizon structurant. « La limite » n’est pas un obstacle absolu, mais une frontière mobile qui se redessine à mesure que l’on s’en approche. L’effort ne consiste pas à se surpasser, mais à s’assumer en se travaillant de l’intérieur, par un patient processus d’adaptation. Le sportif n’est alors pas un démiurge qui brise ses chaînes, mais un artisan, au sens premier du terme, qui affine avec cohérence, sobriété, sagacité, consistance, patience, rigueur son geste et, par là même, élargit son champ du possible ou le niveau de sa performativité sportive. Cette philosophie correspond davantage au sport collectif, où l’enjeu n’est pas la transgression individuelle, mais la réalisation progressive et partagée d’un potentiel commun.
Ainsi, ces deux phrases ne se contredisent pas, mais s’éclairent mutuellement. Elles nous rappellent que le sport est à la fois quête de dépassement et exercice d’adaptation, tension vers l’absolu et acceptation du réel. C’est peut-être là le constat le plus profond de cette discussion. « La limite » n’est jamais une pure entrave, mais une médiation, voire une incitation ou encore une motivation.
Finalement, qu’on dépasse ou qu’on déplace « la limite », sa principale qualité est qu’elle nous offre surtout la possibilité de nous découvrir. Ceci afin que l’on devienne davantage ce que l’on est, comme Jean-Pierre l’a exposé dans son livre « The Way to EXCELLENCE » à propos duquel sa modestie l’a empêché de choisir le titre « The Way to EXCELLENCE de Soi ».
Merci infiniment Jean-Pierre d’avoir existé si pleinement, soit d’avoir si bien excellé, et ainsi de nous avoir tant donné et inspiré !
Xavier, août 2025.
Jean-Pierre Egger, The Way to EXCELLENCE, vivre ses rêves, Editions Weber Verlag, 2019.
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